Poétique du stade
De Madame Ex d’Hervé Bazin à Dans la foule de Laurent Mauvignier et du Martyre d’un supporter de Maurice Carême aux Malchanceux de Brian Stanley Johnson en passant par une foule de récits signés par des auteurs et autrices comme Yamina Benahmed Daho, Péter Esterházy et David Peace, le stade de football a souvent fait l’objet de représentations romanesques disant tantôt sa passion et ses travers, actualisant tantôt son chronotope spécifique par des jeux d’antithèse (entre les clans de supporters, entre les marques d’adhésion et celles d’hostilité, entre les moments de ferveur et ceux d’abattement silencieux, etc.) pour conférer une dimension épique à l’action qui se passe sur le terrain[1].
Au-delà de cette prise en charge fictionnelle du stade, nous voudrions nous pencher sur ce que le stade, lui-même, raconte, sur les discours qu’il abrite et fait germer, sur les formes et imaginaires qui se développent en son sein et accompagnent le jeu. Ceux-ci sont avant tout le fait des supporters, qui, loin de l’image du consommateur aliéné ou du spectateur passif battue en brèche par les cultural studies et les fans studies, s’engagent dans une énonciation collective en s’appuyant sur une encyclopédie d’initiés impliquant codes, techniques et savoir-faire. Oralement, ils se concrétisent par des cris et des chants, lancés dans des conditions spécifiques et à des rythmes bien définis par des représentants choisis au sein des collectifs d’ultras. Par écrit, ils sont accueillis sur des bâches, banderoles, drapeaux, écharpes et, parfois, dans des fanzines. Parce qu’elles marquent les esprits et sortent parfois du stade pour faire les gros titres de l’actualité, les occurrences les plus célèbres sont celles qui misent sur l’affrontement : ceux qui activent cette rhétorique agonistique misent souvent sur l’injure et l’excès (qu’on pense à l’exemple célèbre de la banderole déployée par le kop des Boulogne Boys durant la finale de Coupe de la ligue opposant Lens au PSG, en mars 2008 — « Pédophiles, chômeurs, consanguins : Bienvenue chez les Ch'tis » —, mais aussi aux saillies qui émaillent chaque derby), tout en ayant beau jeu de se dédouaner des accusations de violence, de sexisme ou d’homophobie en invoquant le folklore et l’humour. Au stade est aussi lié un répertoire de chants, plus ou moins stable et plus moins identifiable (ainsi du You’ll Never Walk Alone à Liverpool ou des Corons à Lens) qui, au sein de chaque club, peut se nourrir d’apports extérieurs (on ne compte plus les reprises et adaptations du Horto Magiko, hypotexte né au Panathinaikos et qui a engendré une vaste filiation) et de réactions à des circonstances ponctuelles (« We lose every week, you’re nothing special ! » entonnent parfois, avec autodérision, les supporters d’équipes anglaises vivant une saison difficile pour tempérer l’enthousiasme de leurs adversaires).
Si ces formes d’expression sont le plus souvent consacrées à encourager son équipe et dédaigner son adversaire, elles peuvent prendre parfois un tour plus politique, en dépit de la culture apolitique du sport[2] souvent revendiquée par ses acteurs. Elles ciblent alors volontiers les dirigeants du club et leur gestion, les autorités sportives ou les dispositifs répressifs et sécuritaires mis en place pour contenir ces manifestations. C’est sans doute que supporters et militants se ressemblent plus qu’ils ne le pensent et se nourrissent de nombreux emprunts mutuels[3], qui explique que le stade soit, depuis plus d’un siècle, un lieu de contestation politique important, bien au-delà des enjeux sportifs, comme l’a montré Mickaël Correia dans son ouvrage Une histoire populaire du football (La Découverte, 2018), en s’intéressant notamment au rôle des ultras égyptiens durant les Printemps arabes ou à la lutte contre le Franquisme chez les supporters du FC Barcelone, et comme le confirment encore aujourd’hui les témoignages de soutien à Gaza venues de différentes tribunes du monde entier. Le stade dessine ainsi un espace énonciatif ambivalent, un lieu d’expression collectif à la fois libre, potentiellement transgressif et fortement contraint, un exutoire sous triple surveillance, à la fois sportive (en France, un arbitre peut arrêter un match en cas de manifestation raciste ou homophobe dans les tribunes), policière et médiatique. S’y produit alors une littérature doublement sauvage, dans ses formes et ses supports (matériaux de fortune, fabrication artisanale…), dans ses contenus et ses manifestations, perçus comme incontrôlables, pulsionnels, grégaires, et donc souvent disqualifiés et délégitimés.
[1] Pour une première approche critique de cette littérature footballistique, voir notamment Jean-Marc Baud, Vincent Bierce et Raphaël Luis (dir.), Mythologies sportives d’aujourd’hui. Le football et ses langages, Paris, Hermann, « Échanges littéraires », 2021.
[2] Voir Jacques Defrance, « La politique de l’apolitisme. Sur l’autonomisation du champ sportif », Politix, n° 50, p. 13-27. URL : https://www.persee.fr/doc/polix_0295-2319_2000_num_13_50_1084.
[3] Voir Jean-Charles Basson, Ludovic Lestrelin, « Pour une sociologie politique du supportérisme. Penser le militantisme et la partisanerie des supporters de football en Europe », in Thomas Busset, Roger Besson, Christophe Jaccoud (dir.), L’autre visage du supportérisme. Autorégulations, mobilisations collectives et mouvements sociaux, Peter Lang, 2014, p. 21-40.